dimanche 1 février 2009

Le verre de grenadine

Tropique du Capricorne. Chaleur et moiteur. La femme paresse sur la terrasse : allongée dans le hamac, elle lit. La table toute proche est dressée. On attend l’heure du déjeuner. À travers les jalousies, la voix de l’homme : Tu veux boire quelque chose, mon amour ? Oui, une grenadine, s’il te plaît.

Elle se souvient de sa vie en ville : tout ce gris, tout ce bruit. Les retours du travail de l’homme, jamais à la même heure, et la correction quand le repas était tiède : les gifles, les humiliations. Et cette jalousie, toujours. Les « t’as vu comment tu l’as regardé ? » ou les « il te plaît le petit Guivarch’, hein ? » Les coups, chaque jour, et cette fureur dans le regard quand elle avait osé prononcer le mot tabou : divorce. Il aurait pu la tuer. Et puis les larmes, et puis les « je t’aime » à n’en plus finir, les « pardonne-moi je ne recommencerai plus ». Elle y croyait. Lui aussi. Jusqu’à la fois suivante.

Un jour, il était rentré de bonne humeur : J’ai une grande nouvelle, nous partons vivre à Madagascar. Il n’y aura plus de coups, je te le promets, je n’aurai plus le stress du travail, je serai calme, attentionné, comme avant, je t’aime. Là-bas, on vit mora-mora comme ils disent. Il avait raison. La vie mora-mora. Et plus de coups. Jusqu’à hier.

Instant de Chan, de Chan Sic PoIci, toutes les mômes le dévisagent, qu’il soit seul ou avec elle. Toutes ces mômes, prêtes à tout, qui voient en lui un billet pour la France. Combien de fois l’a-t-il trompée, elle ne veut pas le savoir, il ne la bat plus, c’est l’essentiel. Mais il a vu rouge hier. Un jeune Malgache, Tuvo, lui avait parlé, à elle. Tu veux te faire un Noir, c’est ça ? Les coups de nouveau. Le nez qui saignait continûment, un beau rouge. Elle a dit : C’est fini. Pas à lui, non, dans sa tête à elle : C’est fini, cette fois. Il apporte le verre de grenadine...

Brise marine d’avant le crépuscule. Camaïeux de rouge et d’orange. La mer est calme. La table toujours dressée. Il manque un couteau. Allongé sur le sol, l’homme ne bouge plus. Le sang a séché. La dispute est terminée. Pour toujours. La femme attend, accoudée à la rambarde de la terrasse. Elle fixe l’horizon. Depuis des heures. Elle attend qu’il fasse nuit pour aller chercher quelqu’un, pourquoi pas Tuvo. Pour un enterrement de fortune, il aura son billet pour la France, il pourra fuir l’île rouge.

Et sur la table, le verre de grenadine.
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Illustration : Instant de Chan
, de Chan Sic Po
Texte publié le 9 février 2007 sur Mot Compte Double. Lecture par l'auteur
ici.

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Toujours un plaisir de relire ce texte, Franck. Merci.

Anonyme a dit…

Oui, un plaisir, vraiment....en attendant les nouveaux textes.

Anonyme a dit…

L'anonyme s'appelle Joël Hamm. Mais je ne retrouve plus mon mot de passe...

Anonyme a dit…

un de ceux que j'ai le plus remarqués et qui m'ont laissé un souvenir fort, parmi tous les textes découverts sur MCD.

Reid Paul a dit…

Great blog postt