Elle déclare : « Ton cerveau ressemble à un doughnut : un grand trou au milieu. » Je ne comprends pas où elle veut en venir avec son histoire de doughnut. Alors j'opte pour l'indifférence, ce qui la déçoit. Elle m'annonce : « On a retrouvé Papa. Il habite Manhattan. » Puis elle me dit qu'elles l'ont rencontré il y a six mois, qu'elle le voient régulièrement depuis, qu'il est devenu quelqu'un d'important à Wall Street, qu'il n'a jamais supporté que je lui cache leur naissance, qu'il m'aurait épousée, que nous aurions formé une famille, et qu'il est trop tard maintenant, qu'il ne souhaite plus me revoir, mais qu'il veut voir ses filles.
Elle s'arrête pour contempler l'effet de ses paroles sur mon visage. Plusieurs secondes s'écoulent. Elle paraît satisfaite du résultat. Elle me dit : « Maman, nous avons quinze ans, nous avons le droit de décider, et nous voulons vivre avec lui, il est d'accord. » Mes yeux se remplissent de larmes, je crie : « Tais-toi ! » Je crie non pas parce qu'elles veulent partir, mais parce que je ne sais toujours pas de qui elle parle. Qui est-ce ? Qui est votre père ? J'étais trop grosse et trop moche pour coucher avec qui que ce fût. Comment te le faire comprendre, Caryn ?
À moins que tu ne sois Maureen.
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Illustration: Strawberry Frosted Donut with Sprinkles par Abbey Ryan, (c) Abbey Ryan 2008
Publication simultanée sur Mot Compte Double
dimanche 11 janvier 2009
Le doughnut à l’étroit
(à la manière de Marie NDiaye)
Caryn me regarde, à moins que ce ne soit Maureen, je ne sais pas les distinguer, elle me fixe d'un œil mauvais car elle n'approuve pas ma réponse, alors qu'elle n'en aurait de toutes les façons pas plus approuvé une autre, quelle qu'elle fût. Mes filles rejettent et critiquent tout ce que je dis, me reprochant sans cesse qu'elles n'ont pas de père, par ma faute. Elles pensent que j'ai décidé qu'elles n'auraient pas de père, alors que je ne sais toujours pas comment j'ai pu tomber enceinte, et je n'ai aucune honte à le dire, je suis persuadée de n'avoir couché avec personne à cette époque, me trouvant trop grosse, trop banale, et donc trop laide pour intéresser des garçons convenables ; et pour avoir, dans un moment de faiblesse, confié ceci à mes filles, elles me considèrent comme une demeurée, m'appellent la Sainte Vierge. Est-il possible d'avoir un tel comportement avec sa mère ? Quand bien même cette mère serait incapable de distinguer les jumelles qu'elle a enfantées d'on ne sait de quel père ? Père qui, quel qu'il soit, saurait-il les distinguer, lui ? Saurait-il dire avec exactitude ce qui différencie ses deux filles, alors qu'elles changent continuellement ? Car elles changent, j'en suis certaine. J'avais noté un grain de beauté sur la joue droite de Maureen. Il est aujourd'hui sur la joue gauche de Caryn. Caryn avait l'habitude de relever sa mèche de cheveux qui tombait inlassablement et de la fixer derrière son oreille gauche. Maureen a maintenant ce réflexe, mais à l'oreille droite. Maureen affectionnait les glazed doughnuts contrairement à Caryn qui les adore à présent. Elles projettent de me rendre folle. Je crois qu'elles complotent avec les meubles aussi. Le fauteuil dans lequel je suis assise par exemple, puisque je lisais quand elles sont venues me demander je ne sais quoi. Ce bon vieux fauteuil qui m'a toujours accueillie avec bienveillance, qui m'a cajolée bien souvent, eh bien, il est avec elles dorénavant : il me fait mal au dos, il se déplace légèrement quand je quitte la pièce et il change de couleur, je ne dis pas qu'il passe du vert au rouge, non, il nuance sa couleur, insidieusement, juste assez pour que je m'en aperçoive, et trop peu pour que je puisse en faire état. J'en oublie la question de ma fille et la réponse qui me vaut ce regard méchant. Elle agite un sac de chez Dunkin sous mon nez. Peut-être me reproche-t-elle de n'avoir pas commandé les doughnuts désirés. Caryn me regarde donc. À moins que ce ne soit Maureen. Peu importe puisqu'elles se tiennent toutes deux face à moi. Celle qui ne me regarde pas fixe ses pieds. C'était Maureen la plus timide auparavant, maintenant je ne suis sûre de rien. La seule chose dont je sois certaine aujourd'hui, c'est qu'elles me méprisent maniaquement. Ma fille abandonne son regard mauvais pour une sorte d'ironie malsaine, j'attends une perfidie, je m'enfonce dans mon fauteuil, celui-ci me repousse doucement mais fermement, il est avec elle vous dis-je.
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7 commentaires:
La suite,la suite! On se croirait dans un film des Coen...
y aurait-il une suite ainsi que le souhaite Magali? ...Ou bien devons-nous accepter de rester au bord de ce doute et de cette inquiétude si bien suggérés par l'auteur? Yvonne LMR
C'est vrai que ça ressemble à un bon début de roman. Oui, je sais, c'est limite sacrilège d'écrire un truc pareil sur le blog d'un nouvelliste...
Allez, Franck, hop, au boulot!
Merci pour ce texte! Ca me fait penser à Cortazar...
Quelle angoisse dans l'absurde ! Merci pour ce texte, Franck !
Merci pour vos commentaires. Une suite ? Pourquoi pas. Un roman ? Oui, quand j'aurai terminé les 807 projets en cours...
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