dimanche 17 janvier 2010

Des pancakes pour Mauvignier

Ce soir, je ne vous parlerai pas du roman de Laurent Mauvignier, Des hommes.

Non, je ne vous en parlerai pas, mais vous pouvez en écouter la page 48. Et puis, pour continuer de ne pas en parler, j'ai écrit un pastiche, Des pancakes, où je donne une suite à mes histoires de doughnuts. Qu'il pardonne le scribe, comme le dit Manu. Car il ne faut pas en parler, du roman de Mauvignier : il faut le lire. Et plutôt que d'obliger les gamins à assister à une lecture de la lettre de Guy Môquet, il faudrait imposer la lecture des Hommes de Mauvignier aux lycéens. Ce livre est mon Goncourt. Mais à continuer dans cette veine (rappelons Dans la foule), c'est le Nobel qu'on va lui donner. Évidemment, Des hommes fait mal à l'humanité qui nous reste, c'est justement ce qu'on demande à la littérature.

Et si vous avez encore faim, je vous propose quelques pancakes. Et pas d'illustration ce soir, juste des mots, ne pas distraire le lecteur.



Des pancakes
(à la manière de Laurent Mauvignier)

Ce regard quand elle est rentrée et qu’elle m’a vue dans sa cuisine avec ses filles, quand elle m’a vue leur préparer des pancakes. Ce même regard qu’elle adressait à son père avant, plein de haine et de peur. Et moi, dans sa cuisine. Moi ne sachant que faire de ce regard, incapable de le soutenir, cherchant à désamorcer une charge que je sais imminente.
Ce sont les petites qui –
Ce ne sont plus des gamines ! Elles ont quinze ans.

Ne pas insister, continuer à préparer les pancakes, chercher la confiture de cranberries dans les placards, et ne pas trouver, ouvrir des portes, en vain. Les petites ne disent rien, n’osent rien dire, elles attendent. Mary est restée à l’entrée de la cuisine, me jaugeant, se demandant sûrement ce qu’elles ont bien pu me raconter, imaginant un complot alors que.

J’ai pensé qu’il faudrait que j’explique ma présence dans sa cuisine aujourd’hui, lui décrire la voix de Maureen au téléphone ce midi, et Caryn que j’entendais sangloter à côté (devinant qu’elle relevait inlassablement sa mèche tombante à chaque hoquet), lui dire que j’avais entendu un appel au secours, pas le récit d’une dispute entre une mère et ses filles, que – enfin, non, pas la force de me justifier – alors plutôt parler des faits,
Elles m’ont parlé de leur père –
Mais ce n’est pas leur père !

Elle entre dans la pièce et s’affaisse sur la première chaise, plus fatiguée qu’exaspérée.

Je me souviens très clairement de Ray, ce père qu’elles viennent de retrouver, ou trouver. Je ne me rappelle pas de son nom, seulement de son visage, assez laid. Il était venu deux ou trois fois à la maison avec Mary. Ils formaient un drôle de couple : lui avec sa tête de premier de la classe binoclard, maigre et blanc comme un linge, et ma fille, grasse, renfermée, des idées comme sa peau ébène. Nous n’étions pas certains qu’ils se fréquentaient vraiment. Quel était son nom déjà ? Ray... Je demande à Mary, Maman, ne t’y mets pas. Ce n’est pas le père des jumelles. Je l’ai vu tout à l’heure. C’est impossible.
Je me rappelle très bien quand elle nous avait annoncés qu’elle était enceinte à son père et à moi. Elle n’a jamais voulu nous dire qui lui avait fait ça. La fureur de son père alors. Comme il l’avait battue, j’avais dû appeler les voisins pour le maîtriser, il était devenu fou, il hurlait : c’est quoi son nom à ce fils de pute ? C’est quoi son nom à ce fils de pute ? Bordel ! Et elle, effrayée : je sais pas Papa, je te jure, et lui redoublant les coups, les postillons accompagnant les questions, jusqu'à cracher ses questions : qui a osé ? Qui a osé toucher ma petite fille ? Personne papa, je te jure, personne.

Elle n’a jamais voulu nous dire.

Jamais.

Elle reprend : ce Ray veut être le père des filles, il m’a menacée d’un procès. Je n’ai pas les moyens pour un avocat, tu le sais. Alors j’ai réfléchis, et je me dis qu’il pourra leur payer leurs études.

Mais quoi. Il faudrait la croire ? Croire qu’elle accepterait pour le bien des petites. Les petites qui restent dans leur mutisme, incrédules, ne sachant s’il s’agit encore d’une manœuvre. Déchirées entre la joie et la crainte. Moi-même, je me demande si Mary est sérieuse, ou si elle n’avoue pas là avec cette histoire d’avocat pour sauver la face – sa face au bord du naufrage, je le vois –, que ce Ray est effectivement le père des petites. Et ce silence qui s’installe alors. On entend une sirène de pompiers dehors, un pancake grésiller dans la poêle derrière moi, et nos quatre cerveaux endoloris cherchant une issue à cette discussion.

Une issue.

Bon, je te sers un pancake ?
Non merci, j’ai déjà mangé des doughnuts avec Ray.

Et elle fond en larmes.

3 commentaires:

Frédérique M a dit…

C'est remarquable Franck. Et remarqué.

Joël H a dit…

D'accord avec Frédérique! Et on n'attend plus que du "à la manière de Franc Garot"...ça devrait être possible, au vu de tes cessions d'entraînement...

fg a dit…

Merci et merci.

Oui, l'exercice du pastiche, outre l'hommage, permet, en prenant conscience du style des autres, de construire le sien. Cette scène, réécrite entièrement, fera partie d'un projet en cours d'écriture.