dimanche 22 février 2009

La lecture versatile de Désiré Nisard

Joël Hamm indiquait dans les commentaires du dernier billet que j'avais oublié de mentionner Page 48, puis il se plaignait de mon silence dimanche dernier : il n'avait rien à lire lundi, j'imagine que sa semaine en souffrit considérablement. Je tenterai piteusement de me faire pardonner en parlant ce soir des lectures versatiles de Pierre Ménard.

I remember I remember de Joe Brainard
Parmi les premières propositions que je reçus pour les 807, figurait celle de Jean Prod'hom :

"Je me souviens d'avoir projeté de déchirer la page 48 de tous les livres que j'emprunterais à la bibliothèque publique de Boston mais de m'en être vite lassé." écrit Joe Brainard dans I Remember. Il aurait gagné en persévérance en portant son choix sur la page 807.


Je n'avais alors jamais entendu parlé de Joe Brainard, ni de son livre. D'après ce que j'ai lu depuis sur le sujet, I remember aurait révolutionné l'autobiographie. L'auteur y liste des souvenirs sans ordre. Et chaque souvenir de commencer par I remember (pour ceux qui ne causeraient pas anglais, ça veut dire "je me souviens"). D'ailleurs, l'inégalable Perec s'en inspira pour son livre Je me souviens. Bon. Pour un gars qui a créé les 807, c'est une approche digne d'intérêt. Je me dis que si Perec et Brainard vivaient encore, ils auraient certainement ouvert des blogs...

Page 48
Page 48Quelques jours plus tard, Pierre Ménard m'envoya lui aussi une proposition de 807 qu'il accompagna d'un lien vers son site Page 48 qui reprend la phrase de Brainard. Dans son message, il me proposa de participer à l'aventure de ces lectures versatiles, et pourquoi pas une page de Chevillard, me suggéra-t-il.
Car le projet Page 48 se présente ainsi :

Le principe de ce podcast est simple, il s'agit d'une série de lectures de différents livres, mais une seule page, toujours la même, la page 48, comme autant de pages arrachées à ses livres de chevet, ses ouvrages de référence et d’autant de pages originales...



Comme les 807, ça cause littérature, c'est participatif, c'est n'importe quoi et ça ne sert à rien. Bref, je ne pouvais pas résister à l'appel. Il me fallait ensuite trouver l'œuvre que j'allais massacrer.

Désiré Nisard
Désirée NisardFinalement, il n'y a pas eu de choix, c'était une évidence. Démolir Nisard colle parfaitement à l'approche systématique de page 48. Dans son roman, Éric Chevillard use avec malice de toutes les ressources, et il n'en manque pas, pour descendre ce Nisard qui encombre la littérature, et qui encombre chacun de nous. Il semble nous dire, tuons le Nisard qui est en nous. L'auteur y réussit avec brio, nous montrant la voie d'une écriture libérée. Voilà pourquoi j'ai choisi de massacrer Démolir Nisard.
Ma lecture est en écoute depuis hier soir.


Je ne sais pas vous, mais les livres que je lis ne sont pas imprimés qu'au verso, en arrachant la page 48, on arrache la 47. Qui va donc sauver la page 47 ?

lundi 9 février 2009

Les Inattendus 2008

Chaque jour, je fais la tournée des blogs. Il y a d'abord les blogs d'auteurs, à savoir, dans le désordre, ceux de Georges Flipo, Éric Chevillard, Clopine Trouillefou, Manu Causse, Xavier Garnerin, Emmanuelle Urien, Pierre Assouline, Nicolas Ancion, François Bon, etc. Chacun a son écriture, ses centres d'intérêt, mais ils ont en commun la qualité que je recherche, et je reviens le lendemain. Et puis, il y a trois blogs particuliers : le blog de Magali Duru, Mot compte double et Calipso.

Ces trois blogs, animés par Magali Duru, Françoise Guérin et Patrick L'Écolier, accueillent les contributions d'autr(c) Patrick L'Écolieres auteurs (dont les miennes). C'est donc chaque jour une plume différente, et on y lis parfois des pépites. Je suis rarement déçu.

J'en parle aujourd'hui parce qu'ils se sont associés pour organiser un concours, les Inattendus 2008. L'objectif est d'élire les meilleures contributions de l'année. Vous trouverez les détails ici, ici ou ici. Vous n'avez plus qu'une semaine pour voter, alors dépêchez-vous. Et vous n'êtes pas obligés de voter pour moi. Personnellement, j'ai préféré voter pour le meilleur texte.

Bon vote !
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Photo: Patrick L'Écolier

dimanche 1 février 2009

Le verre de grenadine

Tropique du Capricorne. Chaleur et moiteur. La femme paresse sur la terrasse : allongée dans le hamac, elle lit. La table toute proche est dressée. On attend l’heure du déjeuner. À travers les jalousies, la voix de l’homme : Tu veux boire quelque chose, mon amour ? Oui, une grenadine, s’il te plaît.

Elle se souvient de sa vie en ville : tout ce gris, tout ce bruit. Les retours du travail de l’homme, jamais à la même heure, et la correction quand le repas était tiède : les gifles, les humiliations. Et cette jalousie, toujours. Les « t’as vu comment tu l’as regardé ? » ou les « il te plaît le petit Guivarch’, hein ? » Les coups, chaque jour, et cette fureur dans le regard quand elle avait osé prononcer le mot tabou : divorce. Il aurait pu la tuer. Et puis les larmes, et puis les « je t’aime » à n’en plus finir, les « pardonne-moi je ne recommencerai plus ». Elle y croyait. Lui aussi. Jusqu’à la fois suivante.

Un jour, il était rentré de bonne humeur : J’ai une grande nouvelle, nous partons vivre à Madagascar. Il n’y aura plus de coups, je te le promets, je n’aurai plus le stress du travail, je serai calme, attentionné, comme avant, je t’aime. Là-bas, on vit mora-mora comme ils disent. Il avait raison. La vie mora-mora. Et plus de coups. Jusqu’à hier.

Instant de Chan, de Chan Sic PoIci, toutes les mômes le dévisagent, qu’il soit seul ou avec elle. Toutes ces mômes, prêtes à tout, qui voient en lui un billet pour la France. Combien de fois l’a-t-il trompée, elle ne veut pas le savoir, il ne la bat plus, c’est l’essentiel. Mais il a vu rouge hier. Un jeune Malgache, Tuvo, lui avait parlé, à elle. Tu veux te faire un Noir, c’est ça ? Les coups de nouveau. Le nez qui saignait continûment, un beau rouge. Elle a dit : C’est fini. Pas à lui, non, dans sa tête à elle : C’est fini, cette fois. Il apporte le verre de grenadine...

Brise marine d’avant le crépuscule. Camaïeux de rouge et d’orange. La mer est calme. La table toujours dressée. Il manque un couteau. Allongé sur le sol, l’homme ne bouge plus. Le sang a séché. La dispute est terminée. Pour toujours. La femme attend, accoudée à la rambarde de la terrasse. Elle fixe l’horizon. Depuis des heures. Elle attend qu’il fasse nuit pour aller chercher quelqu’un, pourquoi pas Tuvo. Pour un enterrement de fortune, il aura son billet pour la France, il pourra fuir l’île rouge.

Et sur la table, le verre de grenadine.
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Illustration : Instant de Chan
, de Chan Sic Po
Texte publié le 9 février 2007 sur Mot Compte Double. Lecture par l'auteur
ici.